mercredi 20 février 2008

C’ETAIT UN DIMANCHE

Il faisait beau. C'était le printemps et c’était dimanche. Nous nous étions levés presque aussi tôt que les autres jours de la semaine. Les cendres qui encombraient le foyer de la cuisinière étaient encore chaudes. Pépino a un peu soufflé sur les braises et rajouté trois morceaux de charbon de bois. Les braises ont rougi, lancé quelques étincelles, puis de petites flammes bleues ont trembloté.

Sountina, ma grand mère, fit chauffer la casserole et vint s’asseoir sur le tabouret. Elle a coincé le moulin à café entre ses deux genoux et à tourné la manivelle. Puis elle à versé le liquide brûlant, à la fois brun et doré, dans le grand bol blanc à liseré bleu. Un peu de vapeur s'est élevée. Cela sentait.
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Les autres jours, on boit son café et on mange son pain en restant debout, près du foyer si c'est l'hiver, devant la fenêtre ouverte si c'est la belle saison. Aujourd'hui, c'est dimanche. Le dimanche, on prend le temps de s'asseoir. Les poules attendront un peu pour manger le pain dur.
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C'est dimanche et le dimanche on se rase. Pépino ne va pas à la messe, il a sa propre cérémonie. Comme il fait beau, cela se passera à la « fouan* » près du lavoir. Ce n'est pas la seule cérémonie que l'on célèbre auprès de la « fouan » ! Les femmes s'y rassemblent pour éplucher les légumes, pour laver le linge ... Elles y vont plusieurs fois par jour pour remplir les seaux.
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Mais le dimanche, à l'heure où sonnent les cloches de l'église, c'est Pépino mon grand-père qui occupe les lieux. Il aime que je reste prés de lui pour le regarder. Je vous le dis, c'est une cérémonie ! Pépino commence par ôter sa chemise. Il la pose sur le dossier de la chaise qu'il apportée là. Les longues manches pendent presque jusqu'à terre. Il a le torse moulé, maintenant, dans un tricot de corps, dont il ne se sépare jamais, quelle que soit la saison. Il a conservé aussi autour du ventre sa large ceinture de flanelle grise. La ceinture de flanelle grise, on ne l'enlève jamais, quelle que soit la saison ...
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A côté, à l'angle du petit bassin avait été préparée la cuvette de fer émaillé. Il vide une partie du seau dans la cuvette, puis il gonfle largement la poitrine, y faisant pénétrer tout l'air qu'elle peut contenir. Il lève les bras, magnifique. Il plonge alors la tête dans la bassine. Il s'asperge soufflant bruyamment. Il se savonne abondamment, se rince en projetant de l'eau partout une nouvelle fois.
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C'est alors, que le vrai spectacle commence, grandiose ! Pépino a essuyé son visage avec un ample torchon à carreaux. Il attache le torchon autour de son cou. On s'aperçoit alors que tout était prévu : Sur la chaise, il y a le bol, le blaireau, le bâton de savon à barbe, le petit bloc rectangulaire de la pierre hémostatique, translucide, presque transparente, magique quelque peu, qui sera utilisée seulement en cas de coupure.
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Il y a un journal plié en quatre. Il y a aussi le rasoir rangé dans son étui de carton gravé de lettres dorées. Pépino le sortira, le moment venu, avec précaution. Il le dépliera avec respect, en tâtera le tranchant avec le gras du pouce ... Sur la chaise, il y a aussi une longue lanière de cuir noir, large de trois doigts.
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Entre les cailloux du mur proche, il y a un clou, planté là tout exprès. La lanière de cuir se termine par un anneau qu'on accroche au clou. Mon oncle la tend en tirant de la main gauche. Elle est luisante, grasse un peu, enduite et légèrement abrasive. De la main droite, il fait glisser le rasoir, de bas en haut puis, après une virevolte rapide, de haut en bas.
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Ensuite, il saisit le bol. C'est un bol identique à celui que l'on réserve au petit déjeuner, mais il est orné d'un liseré rouge, celui-là. Il le saisit au creux d'une seule main, la gauche, les doigts enveloppants. Il y verse quelques gouttes d'eau et, à ce moment-là il fait bien penser à un officiant recueillant le liquide versé d'une burette. Il mouille le blaireau, ce qui a pour effet d'en agglutiner les poils auparavant épanouis comme les innombrables pétales d'une fleur tropicale. De la main gauche, il saisit le bâton de savon, de la main droite il frotte le blaireau contre le savon. Ensuite, c'est au fond du bol que cela se passe : Il fait mousser le savon comme ma mère fait, à l'aide d'un fouet, monter les oeufs en neige quand elle prépare des "îles flottantes" pour un repas de fête.
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C'est avec volupté qu'il fait tourner le blaireau dans le bol, en le tenant entre trois doigts par son manche nickelé. La mousse se développe, monte, monte jusqu'au ras du bol. Il faut que la mousse devienne bien blanche et qu'elle soit assez ferme. Se regardant dans le miroir accroché au même clou qui, tout à l'heure, a soutenu la courroie, Pépino entreprend de faire mousser le savon sur son visage et sur son cou. Là aussi, il faut que la mousse soit bien ferme et bien développée. Le blaireau, en larges cercles, parcoure les joues, à petits coups passe près des oreilles ... D'un coup de torchon, dont il entortille un coin, mon oncle débouche une oreille dans laquelle la mousse a pénétré. L'opération s'achève sur le cou, remontant en larges à plats sous le menton. Le blaireau et le bol regagnent alors leur place sur la chaise. Il saisit le rasoir, il faut se taire et retenir son souffle. L’instant est solennel. La lame attaque toujours au même endroit, au creux du menton, un peu sur la droite. A petits coups, tout petits, elle creuse son chemin dans la neige, laquelle se soulève en bourrelet qui devient vite grisâtre, de tous les poils agglomérés coupés net, au ras de la peau. Pépino a saisi le journal de la main gauche et, après chaque trajet de la lame, il essuie celle-ci.
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L'un après l'autre, des petits tas de neige sale sont déposés sur le bord du papier. A chaque dépôt, ils progressent jusqu'à jalonner la moitié du périmètre du journal. De la main gauche, Pépino se tire l'oreille droite, le bras passant sous le menton : Il faut tendre la peau pour faciliter la course de la lame. Le masque tombe petit à petit. La figure de mon grand père réapparaît. Avant l'opération, ne s'étant pas rasé de la semaine, Pépino avait le visage noir et hirsute. Il apparaît rose maintenant, presque aussi rose que celui d'un bébé. C'est comme une nouvelle naissance. Attentivement il rase le pourtour de sa moustache, lui donnant de la netteté. Il pose le rasoir et le journal. Il s'essuie le visage en l'enfouissant dans le torchon. Ramenant ses affaires à la maison, Pépino va se changer, (c'est dimanche !).
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Puis il part au café pour "boire un coup" ... Au moment même où il passe le portail, les cloches sonnent à nouveau, les cloches de l'église, pour la messe.
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L’âge étant venu, je fus bien frustré lorsque mon père m'offrit mon premier rasoir. Ce n'était plus un coupe-choux, mais c'était un "Gillette", un rasoir mécanique, utilisant des lames "de sûreté", plates, enveloppées dans un papier sulfurisé légèrement gras, puis dans un papier plus fort, savamment plié ... On changeait de lame tous les jours parce que son tranchant s'usait vite. On n'utilisait plus le blaireau. On se servait d'un "savon crème", que l'on prenait directement avec le bout des doigts dans sa boîte. On n'essuyait plus de lame sur le bord du journal. Voilà comment les jeunes gens se sentent frustrés ! J'ai, cependant, dans un tiroir, toujours, un vieux coupe-choux qui me vient de je ne sais où ... Mais saurais-je m'en servir ?
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* Fouan : Fontaine
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Ségurano

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